En bas à droite

Politix n° 122, "En bas à droite", 2018/2 - 244 pages

Publication du n°122 de Politix, En bas à droite, De Boeck Supérieur, coordonné par Amélie Beaumont, Raphaël Challier, Guillaume Lejeune

Les classes populaires contemporaines auraient-elles massivement basculé à droite ? Beaucoup d’interprètes de la vie politique répondent aujourd’hui à cette question par l’affirmative, évoquant la montée du « populisme » dans plusieurs groupes sociaux. Les travaux de sociologie politique montrent pourtant que ni le FN ni les partis de droite ne rassemblent la plus grande partie des votants des groupes populaires : l’abstention demeure bien le « premier parti » dans ces groupes, dont de nombreux segments restent par ailleurs politisés à gauche. Quant aux études socio-historiques, elles rappellent à raison que le « peuple de droite » a toujours existé : même dans les années 1970, marquées par l’hégémonie du PCF et du PS, le vote à gauche n’excède pas 70 % chez les ouvriers. Mais si toutes les classes populaires ne sont pas « de droite », il y a, aujourd’hui plus encore qu’hier, des classes populaires qui votent « à droite », et qui n’en finissent pas de poser question aux intellectuels, notamment aux chercheurs en sciences humaines et sociales. Étant donné la charge politique et idéologique que recouvrent actuellement les termes du débat, c’est par les enquêtes de terrain et en se saisissant du concept d’espace social tel que défini par P. Bourdieu dans La distinction en 1979 que ce numéro entend déplacer la focale et examiner la question de la « droitisation ». L’objectif de ce dossier est ainsi d’analyser le rapport au politique de groupes relativement peu dotés en ressources (situés dans la moitié basse de l’espace social), mais disposant de relativement plus de capital économique que de capital culturel (situés à droite de l’espace social). Ainsi, en étudiant ce quart « en bas à droite », nous cherchons à aller au-delà de l’indistinction apparente du « bas » du monde social pour explorer les rapports au travail, au politique et les visions du monde qui rassemblent des groupes plutôt populaires mais caractérisés par leurs investissements vers le capital économique et leur éloignement au capital culturel. Les travaux sur les groupes de ce « quart en bas à droite » du graphique sont moins nombreux que ceux portant sur celui de la gauche. Est-ce un effet de l’écart avec les univers de vie des chercheurs en sciences sociales ? Il nous semblait alors important de porter le regard du côté de ces fractions pour mieux rendre compte des liens entre des votes (à droite et à l’extrême droite) et des individus issus de certains milieux populaires. L’introduction approfondit ainsi les implications théoriques et méthodologiques d’une telle démarche. Elle dégage deux conceptions du politique, complémentaires, mobilisées pour mener ces recherches. Selon une définition classique, relativement étroite du rapport à la politique, il s’agit de se focaliser sur les prises de position politiques qui, dans les cas étudiés, montrent bien souvent la distance au champ politique des individus enquêtés. Parallèlement, selon une conception élargie de la politique, nous entendons prendre en compte les visions du monde, les points de vue moraux issus de la pratique, attachés à un univers culturel de référence et qui prennent sens dans des oppositions entre différentes fractions sociales. Le dossier défend l’apport crucial de la méthode ethnographique, qui démontre la variété des traductions possibles de l’articulation entre ces deux modes du politique.

Cette approche permet ainsi d’interroger l’influence de la structure du capital économique sur les aspirations sociales à la mobilité et les visions du monde qui favorisent des alliances avec des groupes plus dominants. Les différents articles montrent notamment les points communs et proximités subjectives entre employés, ouvriers, petit patronat et petits indépendants. Les analyses présentées dans ce dossier réunissent des recherches qui abordent cette problématique par différents angles comme le travail (les articles d’Amélie Beaumont sur les employés de l’hôtellerie de luxe, de Guillaume Lejeune sur les chauffeurs de taxi et de Simon Hupfel et Stéphane Latté sur les ouvriers français travaillant en Suisse), par la culture politique (Raphaël Challier sur des militants UMP en banlieue) ou encore par les sociabilités (Benoît Coquard sur les liens amicaux entre des jeunes ruraux).